Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

Pour une journée des pioupious (Philippe LABBE, juillet 2015)

10 Juillet 2015, 20:14pm

Publié par mission

Chaque 17 septembre, entre révolte et fatalisme, on « célèbre » la journée mondiale du refus de la misère. Soit, on célèbre « contre »… mais ne pourrait-on pas célébrer « pour », à la gloire, oui à la gloire des « gens de peu » selon l’expression affectueuse de Pierre Sansot (1) ? Je veux parler de tous ces gens de « la France invisible » (2), ceux laminés par la Machine idéologico-économique et aussi ceux qui, femmes et hommes de bonne volonté, sont à côté des premiers parce que ces Petits claudiquent, un pas-une journée pour calculer à l’euro près ce qui pourra être sur la table du dîner, un autre pas-une journée à tuer le temps parce qu’ils sont assurés que rien de nouveau se produira d’ici demain. « Chaque jour doute de l’existence de son lendemain », écrivait Maurice Rubichon en 1833 face aux conditions de vie du prolétariat anglais… (3) le même qui inspira Marx.

 

Est-on conscient qu’il faut remonter à 1931-32, la « Grande dépression », pour trouver un niveau de chômage équivalent à celui d’aujourd’hui ? Chaque mois, les statistiques des « DEFM » (demandeurs d’emploi fin de mois) grimpent d’un cran, l’équivalent d’une ville comme Biarritz en statue de sel, figée dans l’inactivité. Et chacun de se replier sur son petit espace : ne pas lever les yeux, courber l’échine, ne pas bouger de peur d’être remarqué et de grimper dans la prochaine charretée.

 

Chacun ? Pas tout-à-fait. Pour certains, le « Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel (4), auquel succéda du même auteur « Engagez-vous ! » (5), n’est pas qu’un opuscule acheté pour, le temps d’une catharsis, partager le sentiment d’une appartenance à l’humanité. Ceux-ci ne s’habituent pas. Ceux-ci ne parviennent pas ou plus à pousser leur caddie le samedi et, le coffre plein, à rentrer chez eux comme si de rien était pendant que 8,6 millions de Français vivant sous le seuil de pauvreté (6) retournent leurs poches pour y trouver un ou deux euros.

 

Il faudrait honorer ces femmes et ces hommes invisibles aux côtés des surnuméraires dans les Resto du Cœur, au Secours populaire et à l’épicerie sociale, sur les chantiers d’insertion, dans les Missions locales. Une fois l’an, il faudrait les féliciter tous ces pioupious, leur baiser les mains pour les reconnaître, les embrasser pour leur signifier qu’ils méritent d’être aimés de tant aimer. Au lieu de cela, le spectacle de la vanité des médailles, de la flagornerie des plateaux médiatiques « aux bavardages insignifiants {…} entre interlocuteurs attitrés et interchangeables » (7) et de cette lumière des sunlights qui va aux Grands, ceux à qui s’adresse la sentence de Balzac, « Derrière chaque fortune se cache un crime ».

 

Il y a des journées internationales de tout : du jazz, des forêts, du yoga… Pourquoi pas celle des pioupious ? « Mais à qui cela servirait-il ? », interrogera-t-on ? A pas grand chose, peut-être à rien, pas plus que dire « merci » lorsqu’on vous rend un service. Juste exprimer aux uns, les désaffiliés, une fraternité qui ne peut rester une simple gravure sur les frontons républicains. Juste apporter aux autres, tous ces accompagnants, ces bénévoles, une reconnaissance minimale : « On vous connaît. On vous reconnaît. Bravo ! » Ce qui ne serait pas une sorte d’exonération de ne pas, nous, le faire mais l’indication que, oui, on va se décider parce que vous êtes exemplaires, une invitation humaine en quelque sorte.

 

Et puis, somme toute, une telle journée ne risque pas de devenir une habitude car la question n’est évidemment plus « Est-ce que ça va craquer ? » mais « Quand ça va craquer ? » Quant à la date, pourquoi pas le 4 août ? C’était une nuit en 1789, celle de l’abolition des privilèges. Celle, pour reprendre les mots de Michel Foucault, de « l’inservitude volontaire, de l’indocilité réfléchie. »

« Nous avons de la peine à rendre hommage à ces gens-là parce que, d’une façon expresse ou inavouée, nous avons adopté une échelle qui a pour fondement l’économique. » (8)

 

  1. Pierre Sansot, 1992, Les gens de peu, Paris, PUF
  2. Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lingaard (dir.), 2006, La France invisible, Paris, La Découverte.
  3. Cité par Pierre Rosanvallon, 2011, La société des égaux, Paris, Le Seuil.
  4. Stéphane Hessel, 2011, Indignez-vous ! Montpellier, Indigène Editions.
  5. Stéphane Hessel, 2011, Engagez-vous ! L’Aube.
  6. Seuil de pauvreté à 60% du niveau de vie médian. Observatoires des inégalités, 2015, Rapport sur les inégalités en France.
  7. Pierre Bourdieu, 1996, Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir.
  8. Pierre Sansot, 1992, op. cit.

Commenter cet article