Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

Du souffle, de l’ambition et du rêve. Analogie. (Philippe LABBE, 15 juillet 2012)

15 Juillet 2012, 11:38am

Publié par mission

Il est toujours possible de critiquer la technique argumentaire qui, s’appuyant sur une réflexion générale, étire celle-ci vers une préoccupation bien plus mince ou à première vue éloignée et, pourtant, cette modalité de raisonnement par analogie est généralement éclairante ; elle participe d’une migration des concepts, d’une fertilisation croisée des pensées trop souvent cloisonnées où ce qui a été vérifié ici peut, à l’épreuve, servir ici. Que risque-t-on à la tenter ? Il en est ainsi de la lecture de l’article interviewant Luc Boltanski – une page pleine – dans Le Monde daté du 12 juillet 2012 et titrant « Notre avenir est-il démocratique ? »

Faut-il rappeler qui est Luc Boltanski ? Frère du – célèbre - plasticien Christian Boltanski, celui-ci, sociologue, a commis avec Eve Chiapello un gros ouvrage qui a fait date, Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999) : « monde connexionniste », « cités par projet », etc.

L’occasion de cet article est fournie par la leçon inaugurale que Luc Boltanski doit prononcer à Montpellier pour l’ouverture des Rencontres de Pétrarque (16-20 juillet) sur le même thème que le titre de cet article.

Le sociologue, constatant comme bien d’autres les graves défaillances qui affectent la démocratie, plaide pour « défendre la cause de la critique ». Alors que l’égalité est l’un des principes de base de la démocratie, « il n’est pourtant guère difficile de constater que, parmi les nombreuses asymétries qui structurent la vie sociale, l’asymétrie concernant les règles est l’une des plus criantes. » Autrement dit, moins élégamment, certains sont plus égaux que d’autres… L’accent mis par François Hollande sur l’exemplarité de la classe politique participe de cette volonté, sinon de régler, du moins de pondérer les effets dévastateurs d’une exemplarité douteuse : populisme, rejet du politique et abstention électorale, autoroute pour l’extrémisme, etc. On peut d’ailleurs, à ce propos, consulter le site http://www.cumul-info-service.fr/ conçu sur le modèle d’un autre site de lutte contre le tabac… mais il s’agit ici de cumul des mandats, « addiction grave pour la démocratie ». Cependant, pour Boltanski, « Une réaction fréquente consiste à exiger une plus grande rigueur à l’égard des puissants, afin de les obliger à respecter eux aussi les règles qu’ils imposent aux autres. On peut la qualifier de moraliste. Elle conduit facilement vers une forme ou une autre de populisme ou même d’intégrisme. »

Le sociologue propose plutôt de « donner au plus grand nombre les moyens d’interpréter les règles » et prend l’exemple du taylorisme, « une des inventions les plus déshumanisantes de la société industrielle » : « … les historiens du travail ont pu montrer que les ouvriers ne suivaient pas ponctuellement les consignes des bureaux d’études et qu’ils les soumettaient à des aménagements, c’est-à-dire à des interprétations dans le cadre des ateliers. Et ces aménagements étaient nécessaires, non seulement au maintien de leur dignité d’êtres humains, mais aussi à l’accomplissement des tâches qu’on attendait d’eux. Il n’est donc pas d’être humain qui ne soit capable de réflexivité et, par là, d’interprétation. Or, c’est d’abord par le truchement de la critique, en paroles et surtout en actes, que la réflexivité se rend manifeste et que le pouvoir d’interprétation se met en œuvre. C’est en redonnant toute sa place à la critique que l’on rendra évidente aux yeux du plus grand nombre la valeur de la démocratie et que l’on restituera à l’action politique la force que lui a soustraite son assujettissement aux contraintes gestionnaires et aux verdicts des experts. »

Il y a quelques jours, j’écoutais en voiture une émission radiophonique sur le festival de films des femmes de Créteil (http://www.filmsdefemmes.com/ ). Cette manifestation débuta officiellement en 1979 – en 2013, ce sera le 34ème festival – mais émergea à partir de projections clandestines organisées par le MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception). Une archive rapportait une intervention d’Angela Davis (que les jeunes générations ne connaissent pas : Google y palliera…) à ce festival : du souffle, de l’émotion, de l’enthousiasme… qui, par contraste, renvoyaient au minimum de souffle, d’émotion et d’enthousiasme du projet politique, passés le moment-soufflé de la promulgation des résultats électoraux et celui d’un « état de grâce » éphémère ; il est vrai que, s’il est habituel de rappeler qu’aujourd’hui la jeunesse est plus spontanément associée à la notion de problème qu’à celle d’atout, la politique, elle, a tendance à se réduire en peau de chagrin à … la gestion. Ce qui, on en conviendra, n’est guère stimulant… même si l’on comprend que le principe de réalité est contraint par la responsabilité politique.

« Redonner sa place à la critique », tel qu’exhorté par Boltanski, concerne le champ politique… dont l’insertion fait partie. Rappelons ces premiers et derniers mots de Bertrand Schwartz  dans Moderniser sans exclure (1994, édition de 1997, La Découverte) : « Mon propos sera également politique. Parce que traiter de la formation, de l’insertion, de l’emploi, de l’organisation du travail, et préconiser des actions en la matière, n’est ni anodin, ni neutre. Toute innovation sociale est politique. Défendant des valeurs humaines et sociales, je préconiserai, aussi, une certaine politique. » (p. 9) ; « Je ne me résigne pas à la résignation collective. D’où mon utopie : mais est-ce une utopie ? Certainement, mais quel beau rêve ! Un rêve socialiste, je crois. » (p. 247)

Cette capacité critique n’apparaît pas ex nihilo, il lui faut du temps : c’est le double triptyque « réflexion – réflexivité – réalisation » et « profession – professionnalisme – professionnalité » que j’ai à plusieurs reprises exposé. C’est, d’un point de vue structurel et politique, la perspective du projet territorial, le programme territorialisé étant, toujours par analogie vis-à-vis du taylorisme, la modalité « déshumanisante »… c’est-à-dire l’instrumentalisation dont on se plaint à juste raison dans le champ de l’insertion. Un instrument ne pense pas mais est agi. Un instrument n’est pas capable d’innovation.

L’option est, pour une fois, claire : être agent ou acteur, agi ou agissant, hétéronome ou autonome, instrument ou sujet. Cela passe par la prise de conscience, par l’expression  critique, par l’engagement personnel et collectif, par l’organisation – gouvernance et management - locale  démocratique, par la structuration intelligente et humaine, humaniste aussi, de la politique jeunesse.

Alors oui, de la rigueur et de la responsabilité… mais également du souffle, de l’ambition… et du rêve !

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