Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

Au sujet d’une agression en Mission locale (Philippe LABBE, 01 avril 2015)

1 Avril 2015, 10:39am

Publié par mission

Un fait divers exceptionnellement banal.

« Une femme agresse le personnel de la mission locale de Sainte-Clotilde », c’est le titre d’un article de Z’Infos 974, un journal réunionnais du net. En substance, une jeune femme a surgi dans les locaux de l’antenne de Sainte-Clotilde, là où se trouve un quartier sensible de Saint-Denis (cf. « les évènements du Chaudron »), avant même l'heure d'ouverture prévue pour le public et, faisant preuve d’une énergie remarquable, a détruit du matériel et a menacé les personnels nécessitant l’intervention de la police. Ce type d’événement, qui « se répète trop souvent », fait dire au directeur Dominique Sery : « Nous avons eu plusieurs incidents similaires de différents jeunes ces derniers jours, ce sont des pétages de plomb qui ne sont pas liés à des demandes de services chez nous. »

Ces situations « qui deviennent de moins en moins gérables pour le personnel, malgré les dispositifs de sécurité en place, à savoir des agents de sécurité et l'intervention de la police en cas de nécessité, un bouton « anti-panique », une cellule d'écoute pour le personnel ainsi qu'une formation en gestion d'agressivité et bientôt des agents de médiation qui se positionneront entre les conseillers et les jeunes. » Pour le directeur, « C'est difficile à gérer car nous avons même des jeunes qui sortent d'instituts psychiatriques et qui viennent nous voir pour qu'on les aide. On leur paye le médecin et ils n'y vont pas. »

Ceci est rapporté à la rubrique « Fait divers », dénomination intéressante puisqu’elle recouvre un quasi-oxymore : un événement, qui mérite qu’on en parle, et une banalité, l’étymologie de « divers » renvoyant à deux significations, « opposé, contraire » (à l’ordinaire) et « plusieurs » (c’est-à-dire proposé avec d’autres informations).

Que nous apprend ce « fait divers » ? Essentiellement trois choses.

 

Le basculement.

Ce que le directeur exprime en « pétage de plomb » est un des cinq facteurs de risque d’entrée dans un parcours de désinsertion, soit : l’hypersélectivité du marché du travail (qui déclasse les plus diplômés et relègue les moins dotés scolairement) ; le poids du destin des familles pauvres et anomiques où l’idée de travail comme « grand intégrateur » est abandonnée depuis longtemps ; l’accident de vie, depuis l’accident corporel (première cause de mortalité chez les jeunes) jusqu’au au suicide (deuxième cause de mortalité)… voir la prévalence de ces accidents dans l’étude du CNML sur la santé des jeunes accompagnés en Mission locale (1) ; le chômage de rotation où se succèdent des périodes de plus en plus courtes d’activité entrecoupées de périodes de plus en plus longues d’inactivité, suivant en cela la règle selon laquelle tout système tend naturellement vers la désorganisation (dont, ce que les conseillers connaissent bien, la désynchronisation des temps sociaux qui ne permet plus d’espérer qu’un rendez-vous le matin soit honoré) ; enfin le basculement avec des passages à l’acte soudains, imprévisibles, auto ou hétéro-agressifs… phénomène particulièrement remarquable chez les personnes borderline souvent animées d’une pensée dichotomique, clivée, du « tout ou rien »… chez celles-ci mais non exclusivement : on se souviendra qu’en mai 2003, une jeune chômeuse avait étranglé une conseillère du « Point Accueil Emploi » de… Guichen (petite et a priori paisible commune au sud de Rennes… où je réside). (2)

 

Un « même » en trop…

« Nous avons même des jeunes qui sortent d’instituts psychiatriques… » : il faudra que les Missions locales apprennent à retirer ce « même » car, à partir de la notion-éponge de « grande précarité » qui caractérise les jeunes intégrables dans la « Garantie Jeunes » (3), on doit évidemment s’attendre à ce que la frontière soit allègrement franchie entre des « difficultés d’insertion » et des pathologies. On trouve ici une autre notion, celle de vulnérabilité, au sujet de laquelle tant qu’un travail de construction en concept – c’est-à-dire univoque, robuste et transmissible – n’aura pas été fait et permettra de dire si oui ou non un parcours d’insertion est possible, faisable, les Missions locales seront confrontées au syndrome de la « patate chaude » (4). Pour l’exprimer différemment, sauf à ce que certains jeunes « dits incasables » tournent en rond à la façon du prisonnier dans Midnight Express (5) puis basculent dans une réaction aussi impulsive qu’imprévisible (mais inéluctable) et que les Missions locales quittent le paradigme de l’éducation populaire pour inclure dans leur offre du clinique et du thérapeutique (6). A moins que, les deux étant compatibles pour les super pioupious des Missions locales, dont l’adage pourrait être « A cœur vaillant rien d’impossible ! », l’approche globale réponde à toutes les vulnérabilités : économique, sociale, sociétale et psychique.

 

De la Mission locale-bunker au Pacte territorial pour l’insertion et l’emploi des jeunes.

On peut s’étonner, de toute évidence, face à la perspective de Missions locales-bunkers avec « un bouton anti-panique … des agents de sécurité … bientôt des agents de médiation qui se positionneront entre les conseillers et les jeunes… ». Mais force est de constater qu’à la probabilité de mise en danger des personnels répondent des solutions extrêmes : ce qui n’est pas que la précarité mais qui est la paupérisation et le mal-être d’une partie délaissée de la jeunesse permet la prédiction d’une augmentation des risques (7). J’écris « une partie »… mais, en réponse à la violence symbolique d’une société qui n’aime pas ses jeunes, cette frange est appelée à croître. L’insertion, en fait les difficultés d’insertion, est devenue un phénomène générationnel : ce ne sont plus, comme en 1981 (le « Rapport Schwartz »), les 200 000 jeunes sortant annuellement du système de formation initiale sans diplôme ni qualification qui sont touchés mais, exceptions faites des héritiers bien-nés et des rentiers bien dotés, ce bizutage social gangrène tous les jeunes… y compris les Bac + 3, 4, 5 (8) La « population-mère » (tous les jeunes) croissant, mathématiquement la « population-cible » (parmi la population-mère celle susceptible de basculer) augmente… a fortiori avec l’embolie dans les DOM où il faut doubler le taux de chômage métropolitain : la question des décrocheurs, qui n’est pas que celle des scolaires mais celle des décrocheurs sociaux, est « les raccrocher… mais à quoi ? » (9). Si l’urgence et le risque appellent des réponses de protection, au moins peut-on s’accorder sur le fait que celles-ci doivent être exceptionnelles : imagine t-on des entretiens « jeune – conseiller », qui constituent une médiation… avec un agent de médiation ?

 

Deux solutions sont à mettre en chantier, l’une ambitieuse, l’autre pragmatique.

- L’ambitieuse est de ne pas laisser les Missions locales seules face à la désespérance de la jeunesse (10) : voilà des années que je plaide pour des « Pactes territoriaux pour l’insertion et l’emploi des jeunes » regroupant intervenants des différents champs (sociaux, médico-sociaux, éducatifs, formatifs), acteurs économiques, institutionnels et politiques. Ces « pactes » proposeraient, avec les jeunes, une « politique jeunesse(s) » digne de ce nom, non cloisonnée et évitant de la sorte le syndrome indiqué de la « patate chaude » où le jeu consiste à ne pas se trouver en dernière position. Or, dès lors qu’un article de loi, le 13 de la loi de cohésion sociale, créée un « droit à l’accompagnement pour tout jeune en risque d’exclusion professionnelle » et en confie explicitement la mise en œuvre aux Missions locales, faut-il s’attendre à autre chose que celles-ci soient toujours en dernière position ?

- La pragmatique, pour ne pas dire « basique » ou triviale, est d’accorder beaucoup plus de moyens à l’insertion des jeunes. Rappelons qu’en moyenne les Missions locales sont subventionnées par les communes et les intercommunalités à hauteur d’1,40 € par habitant et par an… Une misère… (11)

 

Le ciel vous tienne en joie.

 

(1) CNML, CETAF (2011), La santé des jeunes en Mission locale (enquête auprès de 4282 jeunes), http://www.emploi.gouv.fr/cnml/sante . Extraits : « D’après les résultats des deux échelles mesurant la souffrance psychologique (score MH-5 et ADRS), les jeunes en insertion, en recherche d’emploi ou sans activité ont environ 1,5 fois plus de risque d’être en mal-être que les actifs en CDI. Ils ont aussi 1,8 fois plus de risque de déclarer une perception négative de la santé. ». Les jeunes inactifs déclarent plus souvent avoir subi des violences psychologiques, physiques ou sexuelles que les jeunes actuellement en CDI. Les prévalences pour les violences psychologiques varient de 36% à 43% pour les inactifs (stagiaires de la formation professionnelle, en insertion, en recherche d’emploi et sans activité) contre 27% chez les actifs en CDI. Les prévalences pour les violences physiques varient de 32% à 37% pour les inactifs (stagiaires de la formation professionnelle, en insertion, en recherche d’emploi et sans activité) contre 24% chez les actifs en CDI. » « Les jeunes inactifs ont 6 fois à 10 fois plus de risque de déclarer avoir eu un comportement violent que les jeunes en CDI. » « De 13 à 16 % des jeunes inactifs (stagiaires de la formation professionnelle, jeunes en insertion, en recherche d’emploi ou sans activité) ont déjà envisagé sérieusement de se suicider versus 7 % chez les jeunes en CDI. » « Les jeunes en insertion professionnelle et les jeunes sans activité déclarent deux fois plus avoir subi des violences sexuelles. »

(2) « {Elle} a tué dans des conditions terribles, avec des violences multiples et une volonté d'ôter la vie. Il n'y a pas eu de délire, mais une manifestation de l'intolérance et de la frustration, ce jour-là », a expliqué l’avocat général dans son réquisitoire. Cette jeune femme meurtrière a été condamnée à dix ans de réclusion criminelle.

(3) « Art. 1er. − Jusqu’au 31 décembre 2015, il est institué à titre expérimental une « garantie jeunes », qui a pour objet d’amener les jeunes en situation de grande précarité vers l’autonomie par l’organisation d’un parcours d’accompagnement global, social et professionnel, vers et dans l’emploi ou la formation. » Décret no 2013-880 du 1er octobre 2013 relatif à l’expérimentation de la « garantie jeunes », Journal Officiel, 2 octobre 2013. « La « Garantie Jeunes » cible « des jeunes inactifs, souvent peu qualifiés, en situation de grande précarité, en rupture familiale pour la plupart, un public identifié naguère dans les travaux de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l'Exclusion Sociale. Ainsi que le précisent le Plan pluriannuel contre la pauvreté et le rapport du Comité interministériel de la jeunesse (CIJ) du 21 février 2013, aux termes des mesures 18 et 23, la Garantie jeunes devrait notamment pouvoir concerner les jeunes issus de l’Aide sociale à l’enfance ou en sortie d’une mesure judiciaire. » (Synthèse des travaux du groupe présidé par Emmanuelle Wargon et Marc Gurgand, mai 2013)

(4) Les jeunes « patates chaudes » sont « dans le jargon éducatif, des « incasables » ou des « cas lourds » {…} autrement dit des jeunes qui mettent en difficulté les équipes et finissent par se faire exclure des différents établissements éducatifs qu’ils fréquentent. » Desquesnes G., Proia-Lelouey, N. Drieu D. (2010), « Analyse des représentations de professionnels impliqués dans deux parcours de sujets dits « incasables ». », Sociétés et jeunesses en difficulté, n°10 {en ligne : http://sejed.revues.org/6837)

(5) Film d’Alan PARKER, sorti en 1978.

(6) A noter, d’une part, la publication en 2013 de Canal Psy (Université de Lyon 2) n° 104 avec un dossier très intéressant « Psychologue en Mission locale : un métier singulier ? » et, d’autre part, l’existence, malheureusement confidentielle, d’un réseau de psychologues en Mission locale (environ 150 à ce jour), « Psymel », à l’initiative de psychologues de la région Rhône-Alpes dont Christakis Demetriades qui intervient à la Mission locale de Villeurbanne et qui est l’auteur d’une thèse en psychologie soutenue lev 23 septembre 2011 dont le titre ne doit pas décourager la lecture, Dispositifs orioplastiques pour des jeunes en souffrances d’exclusion : nouvelles perspectives de médium malléable dans la clinique du social ? (Claudine VACHERET, directrice de thèse, 350 p.).

(7) « Comme l’eau dans une marmite sur le feu, le jugement surviendra en bouillonnements précédés – nul besoin d’être prophète - de bulles éclatant en surface. Lallemand est une de ces bulles, comme le furent les « événements du Chaudron ». On ne sait quand cela se produira, on sait seulement que cela se produira. » LABBÉ P. (2014), « Le trou de l’autruche et la déflagration », Le Quotidien de La Réunion, 31 août. {Nicolas LALLEMAND est un jeune réunionnais qui a mobilisé un mouvement pour protester contre le non-renouvellement de 300 emplois d’avenir par la mairie du Tampon}

(8) LABBÉ P. (2012), « Une jeunesse humble, humiliée, face au marché du travail », L’Humanité, 13 décembre.

(9) LABBÉ P. (2012), « Raccrocher les décrocheurs. Mais à quoi ? », Assisses régionales Décrochage-Raccrochage, Région Pays de la Loire, Rectorat de Nantes, ENSAM, Angers, 31 janvier.

(10) « Ce qui les unit, c’est leur exclusion de la société. Ce qui les unit, c’est leur désespérance devant l’absence de perspectives. » SCHWARTZ B. (1981), L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, Rapport au Premier Ministre, Paris, La documentation Française.

(11) LABBÉ P. (2011), « Pourquoi les communes se désintéressent à ce point de l’insertion de leurs jeunes ? » France Antilles, 17 novembre.

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