Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

Des objectifs et de l’évaluation. (Philippe LABBÉ)

4 Avril 2012, 09:29am

Publié par mission

Courte réflexion sur les extraits de l’article précédent, « L’évaluation professionnelle : un luxe inutile ».

On y lit que « Le travail est une essence que la lecture d’un protocole ne peut comprendre. Le gouvernement et sa haute fonction publique sont convaincus des vertus de l’évaluation associée à des objectifs individuels. Une sorte de potion magique pour servir le changement qu’ils veulent imposer à tous les niveaux du management. » Absolument ! Et l’expression de potion magique est bien trouvée car on est dans un registre de croyances ou, plus exactement, d’idéologie entendue comme système clos, organisé sur lui-même, totalement imperméable au changement y compris celui qu’imposerait pourtant « l’explication du social par le social » ou « les faits têtus ». On a pu en avoir un exemple avec le contrat d’autonomie confié aux « OPP » : peu importaient les études, les rapports, les comparaisons, les données factuelles… coûte que coûte il fallait sauver le soldat OPP ! Il faut la force d’un événement majeur susceptible de remettre en cause une place dominante chérie, par exemple une élection qui se présente mal, pour que du lest soit lâché et que, sans d’ailleurs une once de confusion ou le minimum vital d’honnêteté intellectuelle, on opère une révolution de 180°. Ainsi Xavier Bertrand qui vient de déclarer « Les contrats d’autonomie coûtent vraiment chers, alors que les Missions Locales ont un meilleur rapport coût/efficacité » après avoir dit l’inverse depuis des années.

« Pour les auteurs de Travailler à en mourir, les deux outils les plus efficaces pour isoler les salariés seraient l’objectif et l’évaluation : « Binôme ravageur qui, tout en prétendant faire appel à l’autonomie et à la responsabilité, se révèle lamineur d’homme ».
Pour les auteurs de La folie évaluation, c’est « un outil remarquable d’asservissement social et une remarquable mesure d’appauvrissement intellectuel ». »

Je l’avoue : je n’ai lu ni l’un, ni l’autre et, donc, n’ai le choix qu’entre ne rien en dire, en dire lorsque je les aurai lus… en dire sans les avoir lus mais en imaginant ce qu’ils disent. La troisième hypothèse est périlleuse mais je m’y risque, quitte à être doctement repris par plus informé que moi.

L’objectif et l’évaluation ne constituent pas « un binôme ravageur ». Tout d’abord parce qu’avoir ou se fixer un objectif n’a rien d’extraordinaire : chacun, chaque jour, se fixe des objectifs, prendre sa voiture pour se rendre au travail, par exemple. De la même façon, l’évaluation est ordinaire : lorsque l’on fait quelque chose, on apprécie toujours, ne serait-ce qu’empiriquement, si le résultat recherché a été obtenu. La question n’est donc pas à proprement parler dans l’objectif et dans l’évaluation, mais elle est dans les conditions de ceux-ci et, plus exactement, dans le fait qu’il s’agit d’une démarche autonome ou, inversement, hétéronome.  Citons André Gorz pour qui la sphère de l’hétéronomie concerne « l’ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie. »  (Métamorphoses du travail. Quête de sens, 1988, Galilée, p. 49). L’hétéronomie – la décision prise pour vous par d’autres que vous - est d’autant plus insupportable que l’individu ou l’entité, une mission locale par exemple, prétend à l’autonomie. Une mission locale, par exemple, décide elle-même selon le principe démocratique associatif ce qu’elle fait, quels sont ses objectifs, etc. Or, dans les faits, les missions locales ont été progressivement instrumentalisées et, de la commande à l’évaluation et au financement, elles sont pieds et poings liés : leur projet, théoriquement ascendant et autonome, a été phagocyté par les programmes, descendants et hétéronomes. D’où mon plaidoyer pour que les élus locaux réinvestissent les missions locales et en fassent leur fer de lance d’une politique à double facette : jeunesse(s), avec une expertise dans le domaine formation – emploi, et développement local.

L’évaluation… un « appauvrissement intellectuel » ? Là également, c’est très contestable mais, peut-être cette phrase est-elle trop isolée et sortie de son contexte. L’évaluation est un travail d’objectivation des valeurs ajoutées visées (ex ante) ou obtenues (ex post) par une action. On ne voit pas en quoi elle serait un appauvrissement intellectuel sauf à ne pas être une évaluation mais à être un contrôle. L’évaluation combine le qualitatif et le quantitatif, qui ne s’opposent pas mais se complètent et s’enrichissent mutuellement… le contrôle se limite au quantitatif. L’évaluation s’intéresse aux réalisations, aux résultats et à l’impact (long terme), alors que le contrôle ne raisonne qu’en termes de résultats. L’évaluation appartient au monde de la complexité, le contrôle à celui de la complication. La première est transdisciplinaire, le second est technique… Relisons le même Gorz et ce même ouvrage : « La culture technique est inculture de tout ce qui n’est pas technique. » (p.113)

Ajoutons que deux critères justifient l’évaluation.

D’une part, celui de transparence dans la mesure où les actions sont financées par des fonds publics… ceci ne justifiant pas des raffinements bureaucratiques excessifs, parfois délirants, qui nécessitent que plus de temps, donc d’argent, soit consacré à l’évaluation qu’à l’action elle-même. Celles et ceux qui connaissent le FSE ou le Fonds d’expérimentation jeunesse (FEJ) comprendront… On n’est guère éloigné de ce qu’Illich dénonçait dans Némesis médicale (1975, Seuil) avec le concept de « iatrogénèse » : nous ne sommes plus en bonne santé mais potentiellement malade ; nous secrétons notre propre maladie et mobilisons l’essentiel de nos forces à régler les problèmes que nous nous sommes créés. Crozier disait à peu près la même chose dans Le phénomène bureaucratique (1964, Seuil). Le seul intérêt de ces raffinements bureaucratiques est de justifier l’emploi de ceux qui les conçoivent… ce qui, inévitablement, les incite à en faire toujours plus et à parvenir à nous faire concevoir cette immense machinerie comme, pour reprendre le titre d’un ouvrage hilarant de Moréno (inventeur de la carte à puce), La théorie du bordel ambiant (1990, Belfond).

Second critère, la reconnaissance. Evaluer ce que l’on fait c’est mettre en place les conditions de la reconnaissance qui, avec la communication, est à la base des dysfonctionnements dans toutes les organisations : 20% des facteurs produisent 80% des effets… Réglez la question de la reconnaissance, vous supprimerez 40% des mal-êtres en entreprise. Ne pas donner à voir ce que l’on fait, ce que l’on a obtenu, c’est nier l’utilité sociale. Il faut donc plaider pour une « évaluation intelligente » qui n’a rien à voir avec le « contrôle du service fait ».

Peut-être, sans doute même je l’espère, les deux ouvrages cités pondèrent leurs analyses par ces quelques observations jetées sur le clavier et l’écran. C’est en tout cas mis au débat.

 

 

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Denis (05/04/2012) - Évaluation ou contrôle ? En ce qui concerne les dispositifs CIVIS, PPAE et ANI maintenant, nous pouvons avoir le sentiment qu'il s'agit de contrôle. Les objectifs sont fixés de l'extérieur et nous, pauvres pioupious, devons faire entrer les jeunes dans les dispositifs si nous "voulons" que nos structures aient des sous-sous dans la po-poche ...
Nos marges de manœuvre résident dans les projets de territoire que nous pouvons monter avec des partenaires : forums emploi, bourses à l'alternance (nous sommes en plein dedans)... Et quand il s'agit bien de projets : réflexion en amont, objectifs posés en commun, évaluation prévue dès le début sur des critères clairs et acceptés, je ne pense pas que ce soit mal vécu par les collègues - sauf quand ils n'ont pas été associés du tout.
Mais ceci est une autre question : les salariés des Missions Locales sont-ils associés aux projets des structures ? Et la question suivante : les jeunes sont-ils, peuvent-ils être associés aux projets de la structure Mission Locale ?

 

 


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D
Évaluation ou contrôle ? En ce qui concerne les dispositifs CIVIS, PPAE et ANI maintenant, nous pouvons avoir le sentiment qu'il s'agit de contrôle. Les objectifs sont fixés de l'extérieur et nous,<br /> pauvres pioupious, devons faire entrer les jeunes dans les dispositifs si nous "voulons" que nos structures aient des sous-sous dans la po-poche ...<br /> Nos marges de manœuvre résident dans les projets de territoire que nous pouvons monter avec des partenaires : forums emploi, bourses à l'alternance (nous sommes en plein dedans)... Et quand il<br /> s'agit bien de projets : réflexion en amont, objectifs posés en commun, évaluation prévue dès le début sur des critères clairs et acceptés, je ne pense pas que ce soit mal vécu par les collègues -<br /> sauf quand ils n'ont pas été associés du tout.<br /> Mais ceci est une autre question : les salariés des Missions Locales sont-ils associés aux projets des structures ? Et la question suivante : les jeunes sont-ils, peuvent-ils être associés aux<br /> projets de la structure Mission Locale ?
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