Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

L’accompagnement socioprofessionnel (ASP) en mission locale. Une approche systémique. (Philippe LABBE, 27 mars 2012). 2/5

24 Avril 2012, 07:25am

Publié par mission

Questions à la globalité.

 

8.Il nous faut à ce stade nous mettre d’accord sur ce qu’est cette globalité… affirmée pour les missions locales dès la Charte de 1990 (« … une intervention globale au service des jeunes… ») et jusqu’au Protocole 2010 (« … organiser localement une intervention globale au service des jeunes, de 16 à 25 ans révolus, en quête d’un emploi durable et d’une autonomie sociale. »). Cette même globalité se lit dans les documents de référence d’autres réseaux tels l’Union nationale pour l’habitat des jeunes (UNHAJ) (10), les centres sociaux (11), les Ecoles de la Deuxième Chance (12) ou les entreprises d’insertion (13)

 

9.Première observation, ni nouvelle, ni de détail : on parle fréquemment de « jeunes en difficulté »… expression à bannir pour la remplacer en immisçant trois lettres, trois petites lettres qui font la différence : « m», « i », « s »… c’est-à-dire non pas « en difficulté » mais « mis en difficulté » (14). En effet, la difficulté ne réside pas dans la jeunesse comme un cancer qu’il faudrait chirurgicalement extirper à coups de diagnostics, de prescriptions – observons cette lexicographie médicale - et d’accompagnement, mais elle est au cœur de la « logique » (on peut hésiter à user de ce mot) de la société, particulièrement la « logique  économique » (on peut hésiter encore plus). Très simplement, souvenons-nous du petit sursaut de croissance à la fin du précédent millénaire : nombre de jeunes considérés comme « inemployables » ont parfaitement su trouver le chemin de l’entreprise. En d’autres termes, le premier facteur de désinsertion est bien le marché, son hyper-sélectivité et la règle énoncée il y a plus d’un siècle par Engels : « l’armée de réserve de travailleurs inoccupés » n’est pas obsolète. (Engels, 1961)

 

10.Seconde observation, même si le social est présent et ne serait-ce que parce que les missions locales sont évaluées sur leur réussite quant à l’accès à l’emploi et en formation qualifiante de leurs publics, le domaine professionnel est considéré – est-ce assumé ? – comme étant « plus important » que le social. Nombreux sont ceux qui s’arc-boutent sur l’obligation éthique de ne pas hiérarchiser professionnel et social, Pascal leur étant d’une aide précieuse en écrivant dans les Pensées : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties… » Intellectuellement, une évidente simplicité s’impose : on ne peut découper l’individu, le saucissonner… sauf à l’amputer et à ce que l’intervention sociale soit considérée comme une œuvre de boucher. Ainsi le précepte cartésien de séparabilité ou de décomposition (« diviser chacune des difficultés … en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ») appartient au monde de la complication et de la causalité alors que, de toute évidence, le social est dans celui de la complexité… et arrive à point nommé ! (15)

 

11.A l’inverse pourtant, d’Adam Smith avec sa manufacture d’épingles au sein de laquelle les tâches avaient été parcellisées à Émile Durkheim avec le passage des communautés « mécaniques » - parfaitement emboîtées en tenon-mortaise - aux collectivités « organiques » - organisées fonctionnellement -, on peut dire que la modernité se construit tendanciellement et nécessairement sur une division sociale du travail, plus en amont et plus fondamentalement parce que culturellement pour Alain Touraine, sur « une culture de la séparation » (Touraine, 1992-2000 (16)). Et, s’agissant des intervenants sociaux qui agissent dans le champ de l’insertion, force est de constater que leur polyvalence est susceptible de les faire basculer du « bon à tout » au « bon à rien »… ou que savoir tout sur tout n’est guère éloigné de savoir rien sur tout ou tout sur rien. Ce qui conduit, tout en maintenant le principe de l’approche globale, à développer au sein des structures des « expertises », des spécialisations, et à organiser l’organisation pour que circulent les connaissances issues de ces expertises… bref que l’on parvienne à l’organisation intelligente, apprenante, à une intelligence partagée et non distribuée des savants aux ignorants bien stratifiés, des alpha + aux bêta – bien stratifiés.

 

12.Que coexistent au sein des structures des expertises ou, du moins, des spécialisations est un fait : untel intervient sur les savoirs de base, tel autre sur le volet culturel, celui-ci pour le parrainage et celui-là pour la relation aux entreprises, etc. ceci ne remettant pas en cause la globalité puisque tous les registres ou presque ont en quelque sorte leurs réponses dans la même structure en termes – comme on dit désormais – d’« offres de services » adaptées aux besoins par définition singuliers de chaque usager. Pour une mission locale, cette globalité et la posture qu’elle exige apparaissent donc comme effectives… même si les poids respectifs occupés par le social et le professionnel ne sont pas équilibrés : les compétences en action s’exercent dans les deux registres mais l’expertise – qui est une « compétence + » (17)  - est affirmée dans le registre professionnel. Dans le champ de l’insertion, le professionnel – qui inclut la formation et l’emploi – est donc un domaine saillant de l’approche globale qui, elle, constitue le socle. L’un et l’autre ne s’opposent pas – contrairement à ce qu’écrit Chantal Guérin-Plantin qui parle de « coupure » entre l’économique et le social (18) - mais se complètent dans une interaction, peut-être une « dialogique » - la transaction entre deux propositions opposées et complémentaires - comme l’exprimerait Edgar Morin.

 

13.Probablement pourrait-on également dire que cette acceptation d’une expertise pour le domaine professionnel et d’une compétence pour le domaine social – ce qui équivaut à une hiérarchisation tout en maintenant l’indissociabilité - est la résultante ou la synthèse d’une dialectique entre l’identité propre de la mission locale et son identité négociée avec les logiques institutionnelles de ses financeurs : l’emploi pour l’Etat, la formation pour la Région, le social pour le Département… et, pour la commune, un peu tout ! Bien sûr, si l’on accepte ce déséquilibre au bénéfice de l’expertise professionnelle, contrainte par les institutions, tout en se réclamant de l’approche globale, il faut être constamment vigilant – c’est une des fonctions majeures du projet associatif de structure – et, pour cela, avoir en mémoire, afficher même cet avertissement de Bertrand Schwartz : « Ainsi considérons-nous comme grave et dangereux le risque qu’on encourrait à ne prendre en considération que les mesures touchant à la formation et à l’emploi parce qu’elles apparaîtraient suffisantes pour régler les problèmes les plus visibles. » (Schwartz, 2007, p. 40)

 

Au regard de ce principe-pivot d’approche globale ou « holistique » ou encore plus pertinemment « systémique », c’est-à-dire d’indissociabilité des domaines, la conception de l’accompagnement social correspond ici à ce que l’on devrait sans doute nommer plus justement l’accompagnement socioprofessionnel (ASP).

 

(A suivre...)

 

 

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(10) « Participant à la politique de la jeunesse, fidèles à notre vocation d'éducation populaire et de promotion sociale, nous adoptons une approche globale et individualisée de chaque jeune, en utilisant, à partir de l'habitat, les atouts de la vie collective enrichie par un brassage délibéré favorisant la rencontre et les échanges entre jeunes et usagers, encourageant les solidarités de proximité issues de la multiplicité des expériences, des situations, des perspectives qui sont celles de tous nos publics. » (Charte UNHAJ, 2 février 1996).

(11) « La vision des Centres sociaux et socio-culturels ne fractionne pas la vie humaine en autant de segments qu'il y a d'administrations ou de prestataires de service : elle identifie ce qui fait la globalité de l'existence individuelle et des situations collectives. » (Charte fédérale des centres sociaux et socio-culturels de France, 17-18 juin 2000).

(12) La Charte des principes fondamentaux énonce que l’objectif d’une E2C est d’assurer l’insertion professionnelle et sociale de jeunes en difficulté et, dans son point IV, on y lit que « L’action pédagogique est souple, centrée sur chaque stagiaire, et combine {…} l’acquisition de compétences sociales qui permettent l’insertion dans de bonnes conditions dans la vie professionnelle mais aussi citoyenne… »

(13) La Charte des entreprises d’insertion par la production ou le travail temporaire adoptée par le Conseil Fédéral contre l'exclusion du 25 septembre 2003, « Entreprendre contre l'exclusion, ensemble et autrement », énonce que l’entreprise d’insertion « permet d'organiser la restructuration humaine, sociale et professionnelle, de personnes se trouvant en situation de marginalisation et d'exclusion… démarche de requalification sociale et professionnelle… » Elle a pour objet « de favoriser les confrontations et les acquis d'expériences indispensables à la progression des personnes ainsi qu'à leur retour à une autonomie d'existence, à une citoyenneté… »

(14) Un directeur de mission locale conteste ce « mis en difficulté », préférant « jeunes en recherche d’autonomie » (Commentaire du 5 octobre 2010, plabbe.wordpress.com).

(15) Dans une communication universitaire, nous avons tenté de démontrer qu’en fait Pascal et Descartes ne s’opposaient pas mais se complétaient : Labbé P., 2 février 2012, « Les territoires de l’insertion. Descartes avec Pascal »,colloque Penser l’incertain : agir du local au global, Centre interdisciplinaire d’analyse des processus humains et sociaux - CIAPHS EA 2241 - (en partenariat avec l’Association internationale de sociologie de langue française - AISLF - Centre de recherche 20), Université de Rennes 2.

(16) « L’Occident est la seule partie du monde qui a accepté de ne reposer que sur des ruptures. La définition de l’Occident, c’est, sur le plan culturel, d’accepter la séparation totale entre le monde des instruments et le monde de la conscience de soi. {…} La construction des catégories sociales, des actions comme de la pensée, a répondu à un principe unique : opposer le positif et le négatif, la raison et la déraison, l’homme et la femme, le détenteur du capital et le porteur du travail, le colonisateur et le colonisé. Ce qui caractérise l’Occident, - et en soi la modernité -, c’est sa définition par cette double rupture, et donc, de n’avoir ni modèle idéal, ni société juste, ni fin de l’histoire comme référence. » Touraine A., 4 décembre 2000, « Va-t-on vers une ou plusieurs formes de mondialisation culturelle ? Comment préserver la diversité culturelle ? », UNESCO, 16e séance des Entretiens du XXIe siècle, http://www.unesco.org/bpi/fre/unescopresse/2000/00-132f.shtml

(17) Entendons par là une compétence nécessitant d’une part une maîtrise du domaine et, d’autre part, une capacité de retransmettre les connaissances sur ce domaine.

(18) « Cette césure qui fait dire à certains que l’insertion est en fait une sorte de machine à trier des populations en référence au marché de l’emploi correspond à l’internalisation de la coupure entre l’économique et le social. Il est faux de dire que l’insertion refuse cette coupure ou l’abolit, simplement la coupure est là toujours présente à l’intérieur même des structures qui travaillent à l’insertion des populations. » Guérin-Plantin C., 1999, Genèses de l’insertion. L’action publique indéfinie, Paris, Dunod, p. 208.

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